- 30 janv. 2013
- Le Figaro
Chantal Delsol , philosophe
"On peut continuer à traiter le peuple de poujadiste. On peut accuser le populisme, un mot utilisé pour maudire. Ce sera comme battre la mer"
La grande enquête d’Ipsos « France 2013 » réalisée avec le Cevipof et la Fondation Jean-Jaurès met en avant, et de façon spectaculaire, des opinions marquées selon lesquelles :
la France va mal, elle est en déclin, la mondialisation est une menace, la souveraineté nationale devrait être renforcée, nous sommes en manque d’autorité et d’ordre public, nos gouvernants agissent pour leurs intérêts personnels et sont, dans l’ensemble, corrompus, la plupart des journalistes sont coupés des réalités et font mal leur travail, nous manquons d’un vrai chef pour remettre de l’ordre, il y a trop d’étrangers en France et ceux-ci sont essentiellement des musulmans, affiliés à une religion intolérante dont les valeurs sont incompatibles avec la société française…
Ouf ! On croit entendre là le credo d’un petit 8 % d’encartés de Le Pen. Mais il s’agit plus exactement d’une fourchette variant selon les questions entre 50 et 85 % des Français, droite et gauche confondues, jeunes et vieux confondus.
Devant de tels résultats, c’est l’affolement du microcosme. Le Monde nomme immédiatement cela « Enquête sur le populisme », et les commentaires vont bon train sur l’esprit « délétère » , les « crispations identitaires » , le « poujadisme », bref la France qui pue, on pourrait dire comme Sollers « la France moisie » . Le problème, c’est le nombre. On a pu pendant très longtemps (depuis la Seconde Guerre !) vilipender cette France qui pue, l’injurier, l’ostraciser et l’interdire d’élections, tant qu’elle était très minoritaire. Mais lorsqu’il s’agit d’une large majorité, incluant une bonne part des citoyens de gauche, l’affaire devient délicate.
Le premier grand intérêt de l’enquête, c’est la réaction des commentateurs. Ils sont surpris, et même terriblement, péniblement, surpris, d’abord parce qu’ils ignorent tout de la France, vivant dans des milieux fermés et protégés ; ensuite parce qu’ils ont précisément tout fait depuis des années pour empêcher ces opinions-là de s’exprimer et de se montrer au grand jour. Ainsi les ont-ils cachées aux yeux des médias et en même temps se les sont-ils cachées à eux-mêmes. Pour prendre un exemple récent, quand on annonce trois cent mille personnes pour désigner une manifestation d’un million de personnes, on finit par le croire soi-même et on sera tout surpris le jour où l’on découvrira que ce courant d’opinion était si puissant. La volonté inépuisable et sournoise de nous cacher ou de nous faire oublier que nous avons des ennemis au Mali et que ce sont des islamistes (ce que rappelle finalement, excédé, un hebdomadaire) ne peut cacher longtemps la réalité. Il faut un jour ou l’autre que celle-ci éclate, comme on voit un matin que le roi est nu.
vaudrait mieux admettre un certain nombre de réalités afin de pouvoir ensuite y porter remède. Mais la doxa répandue partout est si loin de la vraie vie qu’elle exaspère les opinions. Il est devenu impossible d’affirmer ce qui est : comment peut-on tenter de nous faire croire que l’islam serait une religion tolérante ? Même le citoyen analphabète sait que les musulmans n’ont pas le droit de se convertir à une autre religion. Comment peut-on à longueur de journée retracer les conquêtes de la laïcité française, et tenter de faire croire que l’islam s’y adapte aisément ? Ce n’est pas sérieux, et c’est prendre les Français pour des imbéciles. Ainsi, en imposant des contre-vérités, on incite les opinions à devenir excessives alors qu’une honnête mise à plat permettrait de discuter pour modérer l’opinion populaire. Fermer les yeux et insulter la réalité n’est jamais une bonne affaire. Cela peut durer un moment. Mais cela se retourne un jour ou l’autre contre l’insulteur. On peut continuer à traiter le peuple de poujadiste. On peut accuser le populisme, un mot utilisé pour maudire. Ce sera comme battre la mer. Les peuples continueront à appeler un chat un chat. Ils savent qu’on ne peut pas les priver d’exister. Un dictateur voulait « changer de peuple ». Comment faire ? On ne peut pas.
Pourquoi
les Français sont-ils si tristes ? Pourquoi sont-ils si angoissés ? Ce n’est pas, comme le disent les commentateurs de l’enquête, parce que des « incendiaires » d’extrême droite, ourdissant un complot, ont répandu chez un peuple idiot et influençable les graines d’une peur rappelant les années 1930 (on l’aura remarqué, la peur écologique est vertueuse, mais la peur du peuple est prénazie). Les Français sont pessimistes parce qu’on ne les écoute jamais. Ils pourraient marcher sur la tête que leurs gouvernants ne les regarderaient même pas. Nos élites sont autistes. Elles se sont juste fait une idée de ce que le peuple devrait être, mais ce qu’il est, cela ne les intéresse pas. Ce n’est pas l’opinion populaire qui est dangereuse : c’est l’autisme des élites.