- 9 mars 2013
- Le Figaro
- Jean d'Ormesson
- * Membre de l’Académie française.
Le gouvernement se contente de colmater les brèches. Il agit au jour le jour. Un coup à droite, un coup à gauche. À hue et à dia. La tapisserie de Pénélope qui défait la nuit ce qu’elle a tissé le jour
Les derniers mots de Benoît XVI en tant que pape ont une dignité et une grandeur qui contrastent avec le désenchantement du monde
Il n’est pas permis de dire que c’était mieux avant. Avec ses totalitarismes, avec ses deux guerres mondiales, avec le goulag et la Shoah, avec les drames à répétition de la fin du colonialisme, avec le Cambodge et le Rwanda, avec la crise de 1929, avec la montée inexorable du chômage et la crainte d’un retour aux désastres de l’inflation qui avait frappé l’Allemagne dans les années 1920, avec le doute soudain jeté sur la marche de l’histoire, le XXe siècle ne laissera pas le souvenir d’une époque estimable et heureuse.
Le XIXe siècle a été un siècle, à beaucoup d’égards, injuste et cruel, mais il était au moins porté par l’espérance. Le mot qui revient le plus souvent chez Hugo est le mot aurore et le communisme de Karl Marx promettait à l’humanité des lendemains qui chantent. Le monde vivait à crédit. On sait ce que sont devenues ces espérances.
La science a poursuivi depuis cent ans son parcours éblouissant. Elle a jeté la lumière sur les mystères de notre passé. Elle a augmenté de façon spectaculaire notre espérance de vie. Nous souffrons moins. Nous vivons mieux. Mais, avec le nucléaire, avec le clonage, avec ses succès innombrables, la science, et du même coup le progrès, sans cesser de faire envie et de susciter l’admiration, commencent aussi à faire peur. En Europe au moins, et en France, la foi et l’espoir en l’avenir semblent en avoir pris un coup. Hier encore si gais, si insouciants, si charmants, les Français sont devenus un des peuples les plus pessimistes de la planète. Comme les Grecs, comme les Italiens, comme les Espagnols, ils ne croient plus à grand-chose.
Ils ne croient plus à la politique. Ils ne font plus confiance à leurs dirigeants. Élu contre Nicolas Sarkozy abandonné par beaucoup de ses partisans, François Hollande n’a pas tardé à le rejoindre et à le dépasser dans l’impopularité. À deux mois de la fin de sa première année de pouvoir, il est soutenu par une minorité qui se situe entre un Français sur quatre et un Français sur trois. Il a beaucoup promis pour se faire élire. Il ne pourra pas tenir les promesses à tout va dont il est maintenant prisonnier. Lui et ses ministres n’ont pas cessé d’annoncer dur comme fer l’inversion dans l’année de la courbe du chômage et le retour à un déficit de 3 % du PIB. Voilà déjà qu’ils préparent une opinion, dès le début plutôt méfiante et plus lucide qu’eux-mêmes, à la constatation d’un échec prévisible. On poursuivra la politique de la parole triomphante et de la fuite en avant. On reportera à plus tard les succès impossibles.
Le pouvoir rejette volontiers sur ses prédécesseurs la responsabilité de ses échecs. Il est vrai qu’il n’est pas le seul responsable. Il a hérité d’une situation difficile. La crise a frappé le monde entier, et l’Europe en particulier. Mais il a longtemps nié la crise avant de s’en prévaloir et le moins qu’on puisse dire est que sa politique n’est pas faite pour arranger les choses. L’incohérence, la contradiction, le bricolage élevé à la hauteur d’une institution, les bévues à répétition sont visibles à l’oeil nu. La Cour des comptes, présidée par un socialiste, le rapport Gallois, qui n’est pas le fait de l’opposition, les prises de position d’un Pascal Lamy et de tant d’hommes et de femmes de gauche autant que de droite suffisent à établir que la voie tracée par le pouvoir n’est pas la bonne. En dépit des objurgations pathétiques d’un premier ministre qui traite de défaitistes ceux qui ne pensent pas comme lui, personne n’en doute plus. Le coût du travail est trop cher. Les impôts sont trop lourds. L’administration est trop pesante. Les petites et moyennes entreprises souffrent plus encore que les groupes plus puissants. Les plans sociaux se multiplient. L’automobile va très mal. Les agriculteurs n’en peuvent plus. Les librairies disparaissent. Les acteurs de l’économie sont découragés. Et ce ne sont pas les grands cirques du crédit d’impôt ou des contrats de générations − illustration de la manie de faire compliqué au lieu de faire simple − qui leur rendront confiance. Bien plus que l’exode des grosses fortunes, la fuite des jeunes cerveaux prend des allures de débâcle. La France, hier si riche, a le sentiment d’être ruinée. Les Français ne vont pas bien. Ils ont peur de l’avenir.
Ce n’est pas seulement dans le domaine économique et social que la situation se dégrade. Le moral est atteint. Malgré les promesses et les rodomontades, Marseille et la Corse sont, sinon à feu et à sang, du moins minées par la violence. L’État impartial se fait attendre. Proclamée à grand renfort de tambours et de trompettes, la moralisation du monde politique est une blague. Les réformes nécessaires sont repoussées de mois en mois. Chaque jour apporte son lot de scandales et d’horreurs. La télévision et la radio égrènent sans fin des nouvelles consternantes. L’école, gloire de la France républicaine, décline inexorablement. Responsable d’un scandale planétaire récent, Dominique Strauss-Kahn est traité de telle façon que le coupable semble presque apparaître en même temps comme une victime paradoxale et piégée. Surenchères d’intrigues. Tourbillons d’ignominie. Enfoncé, Valmont. Dépassé, le bon vieux Sade, amusement des familles. Nous nous sentons trop souvent cernés et comme aspirés par un océan de bassesse et de médiocrité. Il y a quelque chose de pourri, non dans le royaume du Danemark, mais dans notre sacrée République. L’idée d’un déclin irrémédiable se fraye un chemin en nous.
La crise que nous vivons n’est pas seulement économique et sociale. Ses racines vont plus loin. Parce que les promesses jetées au vent de l’ambition ne pourront pas être tenues, il faut changer de politique. Mais il y a plus grave encore : au point où nous en sommes arrivés de méfiance et de dégoût, il faut quelque chose qu’il est impossible d’appeler autrement qu’une espèce de réforme − lâchons les mots qui auraient soulevé l’ironie il y a encore quelques années − intellectuelle et morale.
Pour
plusieurs générations successives, l’Europe a été une grande espérance. Avec aux postes clés de notre gouvernement d’écartèlement plusieurs adversaires déclarés du traité de Maastricht si cher à François Mitterrand, la voici au point mort. Elle reposait sur une idée fondamentale : la réconciliation franco-allemande après trois guerres atroces. Le couple franco-allemand est en train de tanguer. On voit bien, un peu partout, un mouvement en train de se dessiner contre l’euro et contre l’Europe. Sortir de l’euro, renoncer à avancer vers une Europe unie serait une catastrophe pire que toutes les autres. Les États d’une Europe désunie ne pèseraient pas lourd entre les États-Unis et la Chine. Les ennemis aujourd’hui de l’Europe − le clown Beppe Grillo en Italie ; en France, Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen − traduisent des aspirations et des rejets trop réels. Mais les voies qu’ils préconisent seraient pires que les échecs qu’ils dénoncent.
Accablé de problèmes qu’il a beaucoup contribué à rendre insolubles, le drame de notre gouvernement est qu’il est incapable de faire face aux engagements matériels et moraux qu’il a pris avec légèreté. Tout le monde, et lui le premier, savait que 2013 serait une année terrible. Nous y voilà. Et aussi mal armés que possible. François Hollande a deux qualités qui se retournent hélas ! contre lui : il est habile − trop habile − et il est optimiste − trop optimiste. Il croit que la politique, même par gros temps, consiste à naviguer au jugé entre les opinions différentes et à concilier les contraires. Et il est persuadé que les crises ont un terme et que la situation finira bien par se retourner. Il est au moins douteux que la crise se termine et que la situation se retourne en 2013 − ni peut-être en 2014. Il n’est pas sûr que les Français, et même les électeurs de gauche, attendent avec patience cette fin de crise hypothétique et ce retournement improbable.
Ce qui manque aux Français, c’est ce fameux cap, si longtemps réclamé par la nation et enfin fixé, mais dans la contradiction, dans le flou et en vain, par François Hollande. Ce qui manque aux Français, c’est l’espérance. Parce que ce qui manque au pouvoir, c’est une vision de l’avenir. Le gouvernement se contente de colmater les brèches. Il agit au jour le jour. Un coup à droite, un coup à gauche. À hue et à dia. La tapisserie de Pénélope qui défait la nuit ce qu’elle a tissé le jour. Un stop and go perpétuel. Hésitations et impulsions. Impréparation et improvisation. Le pays acceptera-t-il encore longtemps cette navigation à vue et cette absence de grand dessein ? Ce que veulent les Français dans ce monde unifié qu’on le veuille ou non, si complexe, si difficile, c’est de savoir où ils vont. Ils n’en ont plus la moindre idée. Ils avancent en aveugles dans une forêt obscure.
Il y a comme un symbole de notre temps dans la renonciation de Benoît XVI. Le Pape n’avait plus la force de faire face à la masse des problèmes qu’il avait à résoudre. Il s’est retiré. Non seulement les catholiques, mais tous les hommes de bonne volonté ont été frappés d’une espèce de stupeur et de terreur sacrée devant ce retrait volontaire, si éloigné du déferlement des appétits déchaînés autour de nous. Les derniers mots de Benoît XVI en tant que pape ont une dignité et une grandeur qui contrastent avec le désenchantement du monde. Il a souhaité à chacun d’expérimenter la joie de mettre le Christ au centre de sa vie. Sur cette Terre où nous sommes tous de passage, beaucoup croient au Christ, mais beaucoup n’y croient pas. Au-delà de toute distinction religieuse, l’essentiel, pour éviter le désespoir et la médiocrité, est de s’appuyer sur quelque chose de plus grand que l’argent, que l’ambition sans frein, que la réussite immédiate, que l’égoïsme quotidien, que la bassesse de l’intérêt personnel. Ce qui importe, dans ce monde où règnent la violence et l’injustice, c’est de rendre aux gens − et d’abord aux jeunes gens − un peu de cette espérance en l’avenir qui est en train de disparaître.