- 16 févr. 2013
- Le Figaro
- Denis Tillinac
Le même catéchisme qui expédie le “populiste” aux enfers le présume illico “xénophobe”, “homophobe”, “sexiste”, et cætera. Jamais grenouilles de bénitier n’ont touillé leurs névroses dans un manichéisme » aussi sommaire.
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À Londres au début de l’été 40, de Gaulle s’est dressé sans vergogne contre l’air du temps, comme Jeanne d’Arc sous Orléans au début du printemps 1429. Étaient-ils des “fachos” ? Des passéistes ? Des ringards ? Expurgera-t-on » les manuels d’histoire pour escamoter leur légende ?
La loi dite Taubira a soulevé dans pas mal de consciences une houle que les sociologues auront du mal à cerner, les politiciens à berner. Elle révèle l’existence d’une France méconnue mais nombreuse, embarquée à son coeur défendant vers Le Meilleur
des mondes d’Huxley, version « sociétale ». Ça l’épouvante, et il y a de quoi : c’est bel et bien un projet global, avec une utopie sous-jacente, dont on perçoit la mise en oeuvre au jour le jour, pas toujours consciemment, mais avec un esprit de suite indéniable. Mariage entre homosexuels, procréation par truchement d’une tierce personne ou d’un assistanat high-tech, droit de vote aux étrangers, tripotages sémantiques : l’air de rien, ces mesures maquillées en « avancées sociales » procèdent d’un credo et convergent vers une finalité. Les noces du « progrès » et de l’« égalité », concélébrées par la postérité de Rousseau, de Robespierre, de Fourier et de Marcuse, doivent à terme éradiquer l’altérité des racines, des genres et des imaginaires. Au prix d’une confusion grossière entre égalité et équivalence, toute hiérarchie des affects, des sentiments, des actes et des aspirations est tenue pour « réac » (patois en usage).
Avec une dose variable de naïveté et de cynisme, la gauche « sociétale » conspire ni plus ni moins au tarissement des sources de la civilisation occidentale, depuis OEdipe et Moïse jusqu’à Yseult et Werther. Plus d’intériorité, plus
d’éternel
féminin : obscénité de la transparence et grisaille de l’androgynat. Plus de « discrimination » entre un idéal et une pulsion, c’est « facho » (toujours ce patois). Interdiction de se prévaloir d’une ascendance, d’un héritage, d’une affinité élective, c’est de l’« élitisme bourgeois ». Apologie du cosmopolitisme, sacralisation de l’éphémère, récusation de la norme, survalorisation de la marge, culte de la dérision : tout se vaut, tout s’équivaut, Mozart et le rap, Vermeer et le tag, Proust et le graffiti. Le « socio-cul » ne discrimine pas, il ratiboise. Il fait du « care », du « festif », du « culturel » sympa ; il « anime » le « citoyen » depuis la garderie d’enfants jusqu’à la maison de retraite. Il ne sociabilise ni ne civilise : il socialise, nuance.
Cette vision du destin de l’individu dans la cité est cohérente. À défaut d’être ouvertement conceptualisée, elle est intériorisée depuis belle lurette par l’intello, le journaliste, le pédagogue, l’élu, le travailleur social, le communicant lambda. On leur a fait croire que l’hostilité au mariage homosexuel et ses suites fatales trahit l’arriération mentale de beaufs poujadisants et de cathos mal b… Leur crédulité les incite à stigmatiser, à humilier, à marginaliser, à démoraliser cette France implicite que la dogmatique gaucho-bobo indispose. Elle existe, c’est si l’on veut la France profonde. Elle encaisse. Faute de mieux, elle se complaît dans l’ironie. Elle a le sentiment de camper dans une sorte d’exil intérieur, bien qu’elle soit probablement majoritaire dans le secret des consciences. Mais les sondages ne savent pas explorer les consciences, les questions qu’ils posent sont biseautées par la doxa et s’en tiennent à l’écume des engouements.
Du coup on la croit marginale. Comme ses appuis sont dans le peuple et les classes moyennes, on la décrète « populiste » (encore le patois), avec le mépris du nanti pour les gens de peu. Et le même catéchisme qui expédie le « populiste » aux enfers le présume illico « xénophobe », « homophobe », « sexiste », et cætera. Jamais grenouilles de bénitier n’ont touillé leurs névroses dans un manichéisme aussi sommaire. Si un fond de catholicité transparaît, on brandit la « laïcité » en sortant des greniers l’arsenal de l’anticléricalisme du père Combes, assez lâchement car c’est l’islam qui fait peur mais il faut le taire, minorité oblige. Pour la commodité de sa diabolisation, on voudrait que la rétive soit ultra, voire ennemie des « valeurs républicaines » (toujours le patois) et de l’« humanisme », ce qui doit faire rigoler les mânes d’Alberti, de Titien ou de Léonard : en bons « réacs », les vrais humanistes, ceux de la Renaissance, demandaient aux Anciens les bonnes recettes. Mais aucun abus de langage n’est de trop pour la néantiser.
En réalité la France du refus n’est nullement ultra ni vraiment politisée. Elle est juste consternée. Ses convictions relèvent du bon sens et sont dictées par l’instinct de survie : un homme n’est pas une femme, un peuple n’est pas un agrégat, une tradition n’est pas une crispation, une frontière n’est pas une camisole, une religion n’est pas une opinion, le plus n’est pas le mieux, le Même n’est pas l’Autre, un principe n’est pas une valeur. Elle estime qu’une civilisation repose sur des fondations stables, ainsi que sur une architecture spirituelle, morale et esthétique. Elle privilégie le sens de l’honneur, de l’élévation, de la probité, de l’intime, du remords, de l’aventure, de la gratuité, de l’harmonie – autant de vertus incompatibles avec l’égalitarisme stricto sensu.
Ces vertus cardinales ne devraient offusquer que des fols ou des nihilistes. Elles auraient l’aval de Hugo, de Courbet, de Zola, de Ferry, de Péguy et même de Jaurès, pour citer quelques figures tutélaires de la gauche française de jadis. Or elles n’ont quasiment plus droit de cité. Voilà pourquoi, à l’aune de cette France invisible, mais ni insensible ni résignée, le projet « sociétal » s’apparente au cauchemar d’un suicide programmé. Elle ne veut pas devenir ce « chien crevé au fil de l’eau », image par quoi Bernanos définissait la soumission « moderne » aux délires « progressistes ». Délires prométhéens ou panthéistes, qui se rejoignent à l’enseigne d’un compassionnel verbeux dans une haine de la mémoire, celle de la France, celle de l’Occident.
Comment interpréter autrement cette manie de la repentance qui prétend réduire nos ancêtres aux acquêts peu glorieux de l’esclavagisme, de l’exploitation coloniale, de la collaboration avec l’ennemi ou de l’usage de la torture ? Comment expliquer cette haine sans merci d’un héritage fastueux, sinon par le rafistolage des mythes de Mai 68 ? On sait pourtant que les totalitaires de toutes obédiences ont préconisé le « degré zéro » et la « table rase », depuis Saint-Just jusqu’à Kim Il-sung en passant par Lénine, Staline et Hitler. On sait aussi ce que la génération soixante-huitarde aura légué à sa progéniture : des dettes à foison et un scepticisme nauséeux dont son « sociétal » aggravera les effets. Elle devrait raser les murs au lieu de dispenser des leçons de civisme : « jouir sans entraves » n’est pas un must pédagogique pour tirer les âmes vers le haut.
Privée de relais, accablée de mépris, harcelée par des Torquemada gorgés de fiel, la France du refus a quelque ressemblance avec l’armée des ombres de Kessel entre les mailles du pays officiel. Elle résiste. D’autres symptômes que la manif improvisée par l’intrépide Frigide Barjot en témoignent. Par exemple l’aura posthume qui dans une fraction de la jeunesse enlumine la mémoire de Philippe Muray. Ou bien la profusion de livres iconoclastes. Ou encore la myriade de cénacles et de revues fédérés par la hantise de survivre dans un univers orwellien, d’autres disent kafkaïen. L’univers de la « modernité », idole niaise dont la démystification s’impose de toute urgence. Elle est en cours chez les penseurs les plus lucides, donc les moins médiatisés.
Cette
France discrètement, pudiquement insoumise, on la dénaturerait en la qualifiant de droitière. D’autant que l’appellation est fort mal contrôlée par l’opposition. Captive d’une idéologie qui a répudié les distinguos historiques (Bien-Mal, Beau-Laid, Vrai-Faux, Juste-Inique) pour imposer la dictature soft du couple branché-ringard, la mouvance UMP est incapable de prendre en considération une révolte qu’elle serait encline à désapprouver si elle en comprenait le sens. Par nature, toute idée hors norme lui donne le tournis. Au fond elle adhère à ce faux hégélianisme qui habille du mot « progrès » les pires aberrations des émules de Frankenstein. Elle a peur de ses ombres et ne croit qu’à la com, autant dire à l’esbroufe. Elle mise comme d’habitude sur les bévues des socialistes pour revenir au pouvoir et ressasse le réquisitoire rituel contre les abus de la fiscalité, les effets pervers de l’assistanat et la surabondance de fonctionnaires.
Thématique soutenable, mais courte en bouche, comme on dit de certains vins, et qui conforte l’idée que décidément la justice reste l’apanage de la gauche. Ce qui n’est pas vrai ; il y a belle lurette que la gauche française, mixe de notables locaux et de bobos hédonistes, n’a plus de connivence avec les humbles. Soyons justes : fut un temps où elle a lutté pour de plus nobles causes que l’importation des « gender studies » made in USA. Elle a des racines profondes dans notre histoire, on ne peut pas les ignorer, on ne doit pas les mépriser. Les articles de son credo contemporain peuvent être combattus à ciel ouvert sans que l’on traite pour autant ses partisans en ennemis du genre humain. Le reproche qu’on peut leur faire dans le sillage d’Ellul, c’est d’identifier leur vision à un sens obligatoire de l’Histoire, avec une majuscule, en le confondant avec le cheminement de l’humain vers les fins dernières prophétisées par les religions du Livre. Or le scientisme de Monsieur Homais n’a pas plus à voir avec le point oméga de Teilhard que la charité franciscaine avec la distribution de subsides aux frais du contribuable. L’utopie égalitariste se pare indûment du message évangélique pour nous faire gober sa passion de l’indifférencié.
Quoi qu’il en fût, quoi qu’il en soit, la gauche exerce encore dans l’opinion un reste de magistère moral. À telle enseigne qu’à de rares exceptions près, les politiciens de droite lui mendient leur brevet de respectabilité (« républicaine » comme il se doit) avec une servilité tantôt pathétique, tantôt ridicule. Ils épousent ses présupposés de crainte d’être ringardisés par les bulletins paroissiaux du cléricalisme ambiant. Audiovisuel inclus. Humoristes inclus.
Ils
s’insinuent dans l’air du temps en ployant l’échine. Comme si l’air du temps était en soi convenable. En Allemagne, durant les années trente, il incitait à la traque aux Juifs. Devait-on s’y soumettre ? En France, durant les années cinquante, il exigeait des esprits la soumission aux diktats du stalinisme. La résistance d’Aron était-elle insane ? En Mai 68, il prônait le culte de Mao et de Castro. Était-ce honorable de hurler avec les loups camés au kif et badigeonnés de rouge et de noir ? À Londres au début de l’été 40, de Gaulle s’est dressé sans vergogne contre l’air du temps, comme Jeanne d’Arc sous Orléans au début du printemps 1429. Étaient-ils des « fachos » ? Des passéistes ? Des ringards ? Expurgera-t-on les manuels d’histoire pour escamoter leur légende ? Elle est héroïque, empanachée et « élitiste », ça ne colle pas avec ce qu’on lit dans la presse, ce qu’on écoute à la radio, ce qu’on voit sur les écrans.
L’air du temps n’a aucune valeur. Il se borne à avaliser le défilé des modes -ces putes capricieuses, vulgaires, infantiles et vénales dont les sondages sont les souteneurs attitrés. L’air du temps méprise la France du refus.
Les gens de l’UMP et ses adjuvants centristes auraient tort de pactiser avec ce mépris. S’ils prenaient acte de la pertinence de la révolte et s’ils osaient la relayer, une « droite » digne d’intérêt émergerait peut-être du néant intellectuel et ils auraient vocation à en incarner les exigences. Le débat démocratique y gagnerait sûrement en authenticité, ses acteurs des deux camps en crédibilité.
S’ils s’obstinent à démagogiser au ras des pâquerettes, par lâcheté, aveuglement ou calcul, ils seront balayés. Cocu et content : l’espèce tend à se raréfier ; il y a mieux à faire les dimanches de scrutin que d’aller voter pour des fantoches qui se coucheront à la première admonestation de l’autre bord.
Orphelines et meurtries, les consciences rebelles chercheront d’autres biais que les urnes pour exprimer leurs attachements et leurs répulsions. Elles auront bien raison, l’avenir se jouera sur le front des idées, pas dans le vase clos des combines politiciennes. Les vraies idées, celles qui au-delà des avatars de l’économie décryptent le système en profondeur, pour trouver une issue au marasme dans lequel s’enlise notre vieux pays.
Ceux qui continueront de frayer dans le marigot se rétracteront comme les républicains du « tea-party » en Amérique. Il n’en sortira rien de probant. Les plus fragiles se fourvoieront dans les impasses de l’extrémisme. La gauche s’avisera alors, mais un peu tard, qu’elle n’aurait pas dû entretenir ce climat sourdement inquisitorial, aggravé de délations minables (affaire Millet, etc.), lugubrement évocateur des déliquescences de l’entre-deux-guerres.
Ça peut mal finir, il y a des précédents: qui sème le mépris récolte la violence. Le plus sage serait que les porte-voix de la droite soient plus vertébrés, ceux de la gauche moins arrogants. Serait-ce trop leur demander