- 9 févr. 2013
- Le Figaro
- NATACHA POLONY
Régulièrement, des sondages viennent nous raconter les rapports complexes entre les Français et cette mondialisation que certains nous disaient heureuse. Une occasion de fustiger la « tentation du repli », la « peur » de ce peuple trop peu enclin à saluer les merveilleux bienfaits de la libre circulation des biens et des personnes. Dans une enquête du Cevipof et de la Fondation Jean Jaurès publiée le 25 janvier dans Le Monde, on apprenait ainsi que 90 % des Français estiment que la puissance économique française a décliné (63 % pour le rayonnement culturel) et que 61 % jugent que la mondialisation est une menace. Parallèlement, 70 % pensent qu’il y a trop d’étrangers en France, et 62 % qu’on ne se sent plus chez soi comme avant. Pour la majorité des commentateurs, la cause était entendue : la France a peur, la France se replie sur elle-même, elle n’est pas ouverte à l’autre, ni à l’avenir radieux.
Les réticences des Français face à une immigration qu’ils jugent mal intégrée suscitent depuis longtemps déjà les indignations et les sarcasmes de tous ceux pour qui l’immigration est par principe une chance, quels que soient les circonstances, le type d’immigration et l’état du pays d’accueil. Et ceux-là sont effarés de voir qu’ils perdent peu à peu du terrain dans l’opinion, au profit de ce qui serait, bien sûr, une tentation populiste et xénophobe. Pourtant, d’autres sondages nous montrent régulièrement que le racisme recule en France, si tant est que l’on veuille bien analyser objectivement ce qui constitue une pensée raciste. En revanche, c’est vrai, la méfiance envers l’islam progresse, avec cette idée que cette religion serait, par nature, incompatible avec nos valeurs et nos modes de vie.
Ày regarder de plus près, toutes ces données nousprouvent une chose : les Français comprennent plus ou moins consciemment que les tenants de la libre circulation des capitaux et les tenants de la libre circulation des personnes sont des alliés objectifs dans un mouvement de mondialisation qui met à mal chaque jour un peu plus non seulement leur modèle social, mais surtout leurs modes de vie, ce pacte social et politique qui faisait de la France un pays agréable et policé, l’incarnation d’une civilisation. La perception d’un déclin ne relève pas de la peur mais de la lucidité. Les élites ne leur répètent-elles pas à longueur de commentaire que la France n’est plus qu’un petit pays qui n’a d’autre avenir que de s’arrimer à l’Europe ? Sauf que les Français sont un peuple éminemment politique, c’est-àdire attaché à sa souveraineté. Ils sont, d’après le sondage Cevipof, 65 % à estimer que, pour faire face à l’avenir, il faut renforcer les pouvoirs de décision de notre pays, même si cela doit conduire à limiter ceux de l’Europe. Un chiffre énorme, si on le compare au discours européen de la majorité des responsables politiques et médiatiques. La fracture entre les élites et le peuple est dans ces 65 % : les Français ont le sentiment qu’on leur impose une politique dont ils ne veulent pas.
Le phénomène est rigoureusement le même pour l’immigration. La ville de Grigny alertait récemment les pouvoirs publics sur la différence entre sa population recensée par l’Insee et sa population réelle, ce qui la prive de subventions suffisantes. En cause, une immigration illégale qui fait que la cité Grigny 2 compte aujourd’hui « entre 12 000 et 17 000 habitants », sans que personne ne sache exactement ce qu’il en est. Seuls quelques géographes et démographes osent alerter sur les dangers d’un refus idéologique de chiffrer l’immigration et ses conséquences sur la vie concrète des gens. Comme l’écrit la démographe Michèle Tribalat dans Les Yeux grands fermés, ouvrage qui dénonce ce refus de la connaissance scientifique, estimer qu’il y a trop d’immigrés ne signifie pas la même chose quand on habite Évreux et quand on habite le fin fond de la Creuse.
Les Français sont attachés à l’équilibre qu’ils avaient mis des siècles à faire émerger : des religions reléguées dans l’espace privé et se gardant de toute ostentation, voire de tout ritualisme excessif, une société de libre entreprise, mais un État protecteur et planificateur qui limitait les appétits particuliers, un système d’intégration qui faisait de tout enfant d’immigré, et malgré les difficultés – voire l’hostilité de certains –, des Français promis à la réussite. Ce qu’ils ressentent aujourd’hui devant l’état de leur pays n’est pas de la peur mais de la colère. Et si l’on veut éviter que cette colère n’explose, il vaudrait mieux analyser ce qui a conduit au désastre, plutôt que de marquer une superbe réprobation morale contre ces mauvais penseurs.