.....il est effarant qu’un président de la République et des chefs de parti aient pu consacrer comme « le meilleur d’entre nous » un homme qui a délaissé son métier de chirurgien viscéral pour aller implanter à prix d’or des cheveux à des privilégiés dégarnis, qui a fait valoir des réseaux tissés dans les cabinets ministériels pour monter un cabinet de conseil.
- 6 avr. 2013
- Le Figaro
- Natacha Polony
CEn 1994, l’historien américain Christopher Lasch publiait le dernier livre qui devait paraître de son vivant : La Révolte des élites et la trahison de la démocratie. Lasch était alors le plus fin analyste des transformations de la société contemporaine sous l’effet d’une révolution individualiste et technicienne. Mais, par ce livre, il allait offrir la matrice de toute réflexion sur un mouvement mondial, cette fameuse sécession des élites qui vidait peu à peu de leur substance l’idéal démocratique et son corollaire, la participation des citoyens à la vie publique.
Près de vingt ans après, que voyonsnous ? Des élites, politiques ou financières, à ce point persuadées d’être au-dessus du lot commun qu’elles ne se sentent plus tenues ni par la simple décence, ni même par les lois qu’elles ont mission de faire appliquer au vulgum pecus. Des discours médiatiques fustigeant à l’envi le « populisme », sorte d’hydre menaçant la démocratie, mais sans que jamais la cause en soit imputée à autre chose qu’à des masses apeurées, guettées par le repli xénophobe parce qu’elles ne seraient pas à la hauteur des enjeux de la modernité.
La faille qui se creuse entre le peuple et ses élites se lit dans toute l’organisation sociale. Dans ces frontières géographiques que l’on a semblé découvrir à l’occasion des analyses de cartes électorales : le déclassement des ruraux et des habitants de ces banlieues pavillonnaires qui s’étendent loin des centres-villes marque la séparation de l’espace. Dans les frontières culturelles qu’a érigées la destruction de l’école républicaine par les zélotes de l’idéologie libertaire post-soixantehuitarde. L’école n’a jamais été aussi inégalitaire qu’aujourd’hui où elle ne cesse de professer la « réussite pour tous », et l’acquisition du patrimoine culturel, puisqu’il ne se fait plus à l’école, dépend du capital de chaque famille. La mort de l’école, c’est l’assignation à résidence de chacun. Ajoutons à cela l’escroquerie d’une « société de la connaissance » qui a fait croire que tout le monde pourrait accéder à des diplômes supérieurs et aux emplois qualifiés qui vont avec. La mondialisation a supprimé les emplois industriels. Restent les emplois de service que se disputent des bac + 5 pétris de frustration.
Mais c’est dans le domaine politique que la sécession des élites se lit de la façon la plus éclatante. L’affaire Cahuzac n’en est qu’un épiphénomène. Bien sûr, il est effarant qu’un président de la République et des chefs de parti aient pu consacrer comme « le meilleur d’entre nous » un homme qui a délaissé son métier de chirurgien viscéral pour aller implanter à prix d’or des cheveux à des privilégiés dégarnis, qui a fait valoir des réseaux tissés dans les cabinets ministériels pour monter un cabinet de conseil.
La conséquence la plus flagrante de cette fracture creusée entre le peuple et ses élites se lit dans la destruction méticuleuse et violente de toute possibilité de débat sur certains sujets considérés comme ne relevant que de l’expertise de ceux qui savent. Ceux qui savent ce qu’il faut penser de la construction européenne et de l’euro. Ceux qui savent que les États-nations seraient de vieilles entités ringardes incapables de répondre aux impératifs de la conquête économique. Ceux qui savent ce qu’il faut penser de l’ouverture des frontières à une immigration de masse que l’on ne se donnera pas la peine d’intégrer puisque toute référence aux patries, aux nations et à leur identité suffit à vous disqualifier, vous chasser hors du cercle de la raison.
Christopher Lasch, en 1994, consacrait un chapitre de son livre aux médias, expliquant que la démocratie a certes besoin d’information, mais qu’elle a surtout besoin de débat. Il est très bien que des journalistes puissent librement informer sur ceux qui, parmi les dirigeants, croient pourvoir s’affranchir des lois communes. Il serait beaucoup plus important qu’ils permettent aux opinions, à toutes les opinions, de se confronter sur les sujets qui déterminent leur avenir, la sécurité, l’Europe ou les frontières.
Car, à force de se sentir méprisés, privés du droit de décider de leur destin, les citoyens se replient sur leur intérêt égoïste, et finissent eux-mêmes par considérer que, pour ne pas passer pour les dindons de la farce, ils peuvent, eux aussi, s’affranchir des lois. L’exemplarité et la conscience d’une appartenance nationale de la part des élites, comme de la part du peuple dans son ensemble, sont les conditions de la survie de la démocratie.