M. Manuel Valls est membre du Parti socialiste, ce qui n’est pas obligatoirement incompatible (ni forcément corrélé) avec l’attachement à l’idéologie socialiste, et par là même étiqueté homme de gauche. En mai 2012, la gauche (si tant est que cette appellation d’origine soit une garantie), le socialisme (ou du moins ceux qui en portent l’étiquette), en tout cas le parti qui ose encore s’appeler socialiste ont remporté l’élection présidentielle et les élections législatives. En conséquence, M. Manuel Valls qui, après son échec à la primaire, avait immédiatement rallié et soutenu la candidature de François Hollande, est devenu ministre de l’Intérieur.
Les soirs d’élection, le vainqueur assure rituellement, dans l’euphorie et, surtout quand il est bon comédien, avec tous les accents de la sincérité, qu’il sera le Président de tous les Français, le député de tous les électeurs, le maire de tous ses administrés. Mais ce n’est qu’à l’usage que l’on distingue ceux, bien rares, qui tiennent cet engagement et ceux qui considèrent que, devenus propriétaires de leur mandat, ils en usent à leur fantaisie, à leur profit et au bénéfice de leur seule clientèle. Il n’existe pas, que l’on sache, de ministère de l’Éducation nationale socialiste, de ministère de la Santé socialiste, de ministère des Affaires étrangères socialistes, ou de ministère de l’Intérieur socialiste. On aurait pourtant quelques raisons d’en douter.
M. Manuel Valls, en tant que personne, n’apprécie pas les facéties plus que douteuses du bouffon à la quenelle. Il n’est d’ailleurs pas seul dans ce cas et, toujours en tant que personne, c’est son droit le plus strict. Le problème, c’est qu’en tant que ministre, ayant pour mission à un poste particulièrement exposé et délicat de concilier les nécessités de l’ordre public et le respect des libertés – dont la liberté d’expression –, il devait s’interdire de faire interférer ses sentiments personnels dans l’exercice de sa charge, de poursuivre d’une vindicte personnelle l’objet de son animosité, de faire d’un dossier parmi d’autres l’enjeu et le tremplin de ses ambitions politiques et de chercher, en s’abritant du paravent de la morale et en usant de tous les moyens que l’État a mis à sa disposition, une victoire qui ne l’honore pas et qui – s’il y a une justice, comme on dit – ne devrait pas être portée à son crédit.
C’est à sa collègue de la justice, au parquet et aux tribunaux qu’il revenait de poursuivre et éventuellement de sanctionner les débordements constatés et les infractions commises par le comique judéophobe. C’était au ministère des Finances et à son redoutable bras – le fisc – qu’il revenait de percevoir les impôts dus et impayés, et de recouvrer les amendes encourues par le « comique ». Le seul devoir du ministre de l’Intérieur était de veiller à ce que les spectacles de Dieudonné ne troublent pas l’ordre public.
L’ordre public était-il menacé à Nantes par les quelque six mille spectateurs qui avaient payé leurs billets et qui avaient la très ferme intention, dans un lieu clos réservé à cet effet, d’acclamer leur idole ? En aucune façon. Dieudonné allait-il y prononcer des paroles tombant sous le coup de la loi ? Probablement, à ses risques, à ses périls et à ses dépens, une fois l’infraction commise et constatée. Ainsi en avait décidé le tribunal administratif de Nantes, consacrant la jurisprudence constituée par quinze jugements précédents.
Cette soirée pouvait-elle cependant déboucher sur des troubles ? Incontestablement, et le même tribunal avait sagement et malicieusement noté que le préfet de Loire-Atlantique dont il venait d’annuler l’arrêté disposait de tous les moyens pour faire face à la contre-manifestation annoncée par un lobby communautariste. Son devoir et celui de son supérieur hiérarchique étaient évidemment d’assurer la protection du spectacle programmé et de son public contre les trublions.
Enrageant de n’avoir pu obtenir d’une justice sans complaisance la décision qu’il souhaitait, le ministre s’était prémuni d’une arme secrète imparable. Un juge unique de permanence, apparemment déjà pressenti et donc manifestement prévenu (dans les deux sens du terme) a justifié, par l’atteinte à la dignité humaine et le trouble à l’ordre public qu’elle constituerait, une interdiction par anticipation, contraire aux principes de notre droit et à une jurisprudence vieille d’un siècle. Cela avec une célérité sans exemple, elle aussi, dans nos annales judiciaires, et avec la brutalité y afférente puisque, comme dans des pays et sous des systèmes que nous ne nous privons pas de condamner, il n’y a pas eu de temps ni de place pour un débat contradictoire. Il eût été plus franc et plus simple, pendant qu’on y était, de recourir à l’arbitrage impartial du conseiller d’État Arno Klarsfeld. Reconnaissons, après coup, qu’il n’aurait pas fait mieux que M. Bernard Stirn.
M. Manuel Valls et ses thuriféraires, rejoints de plus ou moins bon gré par le président de la République, distrait un instant de ses soucis personnels, se sont bruyamment réjouis de ce qu’ils appellent une « avancée juridique ». Une avancée, mais dans quel sens ? Dans celui de la répression, de la censure, de la police de la pensée, certainement pas dans celui des libertés. Passant en force, M. Manuel Valls a obtenu une condamnation par avance, en vertu d’une loi qui n’a pas encore été votée. Si c’est de la justice, c’est de la justice par anticipation, de la justice-fiction.
Il reviendra au Conseil d’État en séance plénière d’avaliser ou de révoquer l’arrêt rendu en urgence par M. Bernard Stirn. Il reviendra au Parlement de modifier ou non la législation dans le sens souhaité par M. Valls. Il reviendra à la Cour européenne de condamner une fois de plus la France de M. Valls et sa conception de l’ordre républicain, comme elle condamne régulièrement la Russie de Vladimir Poutine. La victoire de M. Valls, c’est une victoire à la pire russe.